Bref survol de la méthode...

Aucune génération d’haïtiens n’a encore réellement vu son oralité passée au crible pédagogique structurant d’un apprentissage décomplexé de l’écrit créole dès son plus jeune âge. [...] Nous devrions instituer [cet apprentissage] et le renforcer par des lectures de textes en créole littéraire ou académique, riches, variés et en nombre quasi illimité pour atteindre un plein potentiel didactique et aménager la diversité intellectuelle propice à l’innovation, à la créativité culturelle et scientifique. Dans notre contexte, étant donné le retard accumulé, enrichir la bibliothèque du créole haïtien à un rythme assez soutenu s’avère d’une absolue nécessité.

 

Suite de l'entretien accordé par LEVE au quotidien Le National - Revenir au début de l'entretien

 

Le National : Ce travail de traduction nécessite un minimum de connaissances au niveau de la langue bien entendu. Quels linguistes et sémioticiens ont influencé votre travail ? Et quelle est votre méthode ?

Frantz Gourdet : Il me faudrait citer des dizaines de sémiologues. D’éminents pionniers haïtiens comme Pradel Pompilus l’initiateur, Yves Déjean, Pierre Vernet et, en plus proche, Renauld Govain et Michel DeGraff qui m’ont accompagné sur le chemin de ma passion pour la linguistique et pour notre langue créole. Au plan mondial, quelques « pointures » dont les apports théoriques m’ont servi à édifier ma démarche traductive : Chomsky, Mounin, Eco, Delisle, Etkind, Nida, Taber et, en toute fin de liste non exhaustive, De Launey et Ricoeur, pour une approche plutôt philosophique. Par ailleurs, il serait illusoire de vouloir vulgariser en quelques mots simples toute la complexité à laquelle je me trouve confronté à l’instant de traduire. Je préfère parler d’une méthode qui, sous une double perspective artistique et scientifique, participe de manière consciente et raisonnée à l’exploitation d’une boîte à outils théorique assez pléthorique au plan général, mais qui laisse apparaître de nombreuses marges de progression à investir au plan local, pratique et matériel. Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur ces marges à combler, si ce n’est pour signaler, à titre d’exemple peu anodin, l’absence de dictionnaires de travail véritablement adaptés à nos deux langues de combinaison linguistique principales source et cible, à savoir, le français et le créole, malgré les productions de pionniers comme Vilsaint et Valdman.

Mais, peu importe ma méthode personnelle. Si je me suis attaqué à quelques traductions, c’est dans le but d’amorcer une démarche bien plus large. Dans notre parler courant, nous mélangeons excessivement nos deux langues officielles, le plus souvent à notre insu, de manière viscérale et irrépressible, les dénaturant l’une et l’autre. Aucune génération d’haïtiens n’a encore réellement vu son oralité passée au crible pédagogique structurant d’un apprentissage décomplexé de l’écrit créole dès son plus jeune âge. Cet apprentissage toujours projeté n’a jamais été correctement réalisé à l’échelle globale. Nous devrions l’instituer et le renforcer par des lectures de textes en créole littéraire ou académique, riches, variés et en nombre quasi illimité pour atteindre un plein potentiel didactique et aménager la diversité intellectuelle propice à l’innovation, à la créativité culturelle et scientifique. Dans notre contexte, étant donné le retard accumulé, enrichir la bibliothèque du créole haïtien à un rythme assez soutenu s’avère d’une absolue nécessité. L’écrit en particulier la traduction doit saisir l’opportunité de restaurer le patrimoine linguistique haïtien afin de le réhabiliter entièrement. Nous devons procéder à une véritable opération salvatrice de séparation de nos deux langues officielles « siamoises » pour leur redonner en Haïti toute leur vigueur et beauté respectives. Mais, pour servir de modèle, cette « chirurgie » permanente doit s’appuyer à des connaissances fondamentales éprouvées. D’où notre appel aux compétences des tenants de la recherche et de l’enseignement supérieur en linguistique.

C’est ainsi que, dans le cadre d’un partenariat avec l’Université d’État d’Haïti, notre méthode cesse d’être « individuelle » pour devenir celle d’une mission collective de transmission de savoir et de culture. En effet, des spécialistes formés par les meilleurs de nos chercheurs prennent actuellement le relais pour tenter de percer de larges et belles avenues « académiques » pour le créole écrit avec la force, l’expérience et l’intelligence collectives. Cette option, qui se veut coopérative, est préférable au balbutiement des propositions normatives isolées.

 

 

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 Lire l'intégralité de l'entretien : Rencontre avec le traducteur Frantz Gourdet (Le National, 02/07/2017)

Rencontre avec le traducteur Frantz Gourdet - La suite (Le National, 04/07/2017)

 

* Illustration : Tableau de Placide Zéphir