Deux cas de résistance : la traduction slovène des noms propres et du vocabulaire argotique et libertin à partir d'un roman de Dany Laferrière

Par Sonia VAUPOT

Département  de  traduction  et  interprétation,  Faculté  des  Lettres,  Université  de Ljubljana (Slovénie)
sonia.vaupot@ff.uni-lj.si.

  

Abstract: Dany Laferrière was voted into the Académie Française in 2013. He is part of the Haitian intellectual Diaspora, but also of migrant literature in Quebec. Laferrière defines his style as direct and North American, but his writing is not in the traditional line of Quebec literature. The cultural and identity fragmentation are therefore present in the only novel of this author translated into Slovene language. In this article we want to present some reflexion about the way the text of Laferrière is able to resist the translation when it comes to translating foreign culture and realities. Our research will then focus on two linguistic and cultural axes which present resistance to translation. Since the novel contains many proper names, we will pay particular attention to the problem of the (non)translatability of proper names on the one hand, and, on the other, of slang or vulgar expressions present in the text.

 

Keywords : Dany Laferrière, Translation, Culture, Proper names, Slang, Vulgarism.

 

1.   Introduction

Une recherche sur la diffusion de la littérature québécoise dans les pays de l'ex-Yougoslavie (Vaupot, Zupančič, 2014) a fait apparaître le peu d’intérêt en Slovénie pour les auteurs québécois. En effet, à l’exception de quelques extraits, seuls cinq ouvrages ont été traduits intégralement jusqu’en 2014. Les auteurs sont les suivants : Sylvain Trudel, Le garçon qui rêvait d’être un héros ; Nelly Arcan, Putain ; Nadine Bismuth, Scrapbook ; Daniel Poliquin, La kermesse et Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Le roman de Laferrière est particulier et suscite un certain intérêt en Slovénie, un petit pays d’Europe centrale qui a fait partie de la Yougoslavie au XXe.

Dany Laferrière a reçu plusieurs prix littéraires, notamment en 2009 le prix Médicis et le grand prix du livre de Montréal pour son roman L’énigme du retour. C’est pourtant son premier roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, paru en 1985, qui sera traduit en slovène en 2011. Certes ce roman, au titre accrocheur, ne laisse pas indifférent. Il est provocateur dans sa façon d’envisager les rapports sociaux de race, entre les hommes noirs et les femmes blanches nord-américaines. C’est dans un contexte intellectuel post-colonialiste que cette autofiction, rédigée à la première personne, raconte avec dérision la  vie sexuelle d’un jeune homme noir sans le sou qui sort avec de jeunes femmes blanches intellectuelles, issues d’un milieu aisé. Toutefois, en plus de la question raciale, d’autres problématiques y sont abordées : plusieurs pratiques religieuses et philosophiques sont, entre autres, mises en scène. Ce roman suscitera quelques polémiques aux Etats-Unis, mais atteindra son but puisqu’il rendra son auteur célèbre, notamment au Canada.

En organisant un discours autour du thème de la traduction comme « épreuve de lʼétranger », une locution empruntée à Berman, nous nous pencherons sur la tâche du traducteur qui peut se caractériser par la mise en fonctionnement de cette opération inconsciente appelée résistance : résistance d'abord pour faire place à lʼétranger dans la langue maternelle et résistance à la traduction de la langue et de la culture étrangères. Nous nous sommes ainsi demandé si certaines résistances à la traduction pouvaient être observées dans le roman de Dany Laferrière.

Si la narration part en éclat, le style de Laferrière est peu complexe, parfois journalistique, l’auteur étant écrivain et journaliste. Le récit est essentiellement construit à partir de phrases simples et au présent de l’indicatif :

« Miz Littérature achève de ranger la table. Elle met l’eau du thé à bouillir. Je m’installe. Je ferme les yeux… Je suis comblé. » (1985 : 30). La structure des phrases étant minimale, le texte de Laferrière ne semble pas poser de problèmes de traduction particuliers.

Toutefois, la lecture du roman fait apparaître, d’une part, une abondance de noms propres, d’autre part le vocabulaire argotique, vulgaire, voire érotique y foisonne. Nous avons ainsi entrepris une étude en corpus du roman de Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, à partir de la traduction effectuée par Ana Prislan, titrée en slovène Kako se ljubiti z zamorcem. Notre recherche s’articulera autour des axes linguistiques qui, selon nous, sont susceptibles de présenter une résistance à la traduction : la (non)traductibilité et l’(in)traduisibilité des noms propres, de l’argot et du langage cru employés par Laferrière. Sans entrer dans les détails des procédés de traduction, nous nous demanderons si ces cas limites peuvent présenter une résistance à la traduction, s’ils peuvent être considérés comme des traits intraduisibles ne pouvant être convertis en slovène sans altération et s’ils sont marqués par l’absence d’un terme ou d’une expression équivalente dans la langue cible.

 

2.   À propos de l’auteur et son oeuvre

Né à Port-au-Prince (Haiti) en 1953, Dany Laferrière émigre à Montréal en 1976. En 1985 parait son premier roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, « qui explose dans le ciel littéraire du Québec » pour citer les propos de l’Academie française1. Pourtant très critiqué aux États-Unis, ce roman connaît un tel succès au Québec qu’il sera scénarisé par son auteur et adapté au cinéma en 1989. Il sera traduit en slovène par Ana Prislan en 2011, sous le titre abrégé, Kako se ljubiti z zamorcem. Puis, Laferrière quitte le Canada pour les États-Unis, mais il reviendra à Montréal en 2000 après la sortie de son dixième roman Le cri des oiseaux fous.

1           http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/dany-laferriere  (Consulté     le 1.12.2017)

Dany Laferrière fait partie de la diaspora intellectuelle haïtienne. Il écrira, au sujet de son parcours identitaire, dans son ouvrage J’écris comme je vis (2000 : 59) : « Mon cœur est à Port-au-Prince, mon esprit à Montréal et mon corps à Miami ». Cette phrase définit bien la fragmentation culturelle et identitaire de l’auteur qui fait partie de la littérature migrante au Québec, même si son écriture n’est pas dans la lignée classique de la littérature québécoise. En effet, en décrivant le microcosme noir québécois, l’écrivain a modifié quelque peu la conception de la littérature nationale.

Le cas de Dany Laferrière est particulier. Écrivain et journaliste, il choisit comme lieu d’exil le continent nord-américain (et non pas Paris qui est pourtant à la mode, à l’époque). Il est édité à Montréal, et réside tour à tour dans la métropole québécoise et à Miami. Il est le premier Haïtien et le premier Québécois à être élu à l’Académie française en 2013. De culture haïtienne, il revendique son américanité, mais écrit en français en dépit de l’attraction de l’anglais et du créole haïtien.

Si Dany Laferrière a écrit son premier roman dans un style libertin, c’est sans doute par nécessité et pour attirer l’attention sur lui. L’oeuvre est toutefois étudiée au Québec, en Amérique et en Europe (Morency, Thibeault, 2011). Le récit, une « composition par petites touches » (Delas, 2001), comprend 28 séquences. C’est l’histoire de deux jeunes noirs (Vieux et Bouba) qui cohabitent dans un petit deux-pièces du Carré St-Louis à Montréal. Ils racontent leur quotidien. L’un des personnages, qui se prénomme Vieux, a un projet d’écriture : il écrit un roman sur son expérience des rapports hommes-femmes dans un contexte de différence raciale, tandis que Bouba écoute du jazz et lit Freud et le Coran. C’est une narration ludique, libertine et philosophique à la fois. Les deux personnages apparaissent comme des immigrés désœuvrés dans une société américaine individualiste. L’histoire se situe au Canada, mais elle est influencée par l’Amérique. Anne-Marie Miraglia (2000 : 125-126) observera que c’est :

 

Le mythe du rêve américain [qui] est pour la première fois formulé par un Noir immigré au Québec. Ce fait a des conséquences importantes pour la représentation de l’Amérique et de l’identité culturelle américaine, et explique  aussi la place toute spéciale accordée aux écrivains afro-américains Chester Himes et James Baldwin.

 

Laferrière est tour à tour étranger du dehors et étranger du dedans. L’écrivain faisant partie de la littérature migrante au Québec, il peut à ce titre être considéré comme un étranger du dedans. De plus, son écriture n’est pas dans la lignée classique de la littérature québécoise. En décrivant le microcosme noir québécois, Laferrière a modifié quelque peu la conception de la littérature nationale. De même, ses personnages sont tour à tour des étrangers du dehors et du dedans. On retrouve à travers leur histoire des éléments autobiographiques. Malgré une situation précaire, voire misérabiliste, ils rêvent de s’en sortir, de construire quelque chose. La recherche incessante de nouvelles conquêtes auprès des Blanches anglophones leur donne un sentiment de puissance, mais c’est aussi une forme de reconnaissance réciproque : ils se construisent une identité par rapport à eux-mêmes et en fonction des autres, les nationaux.

En traitant de la condition du « Nègre migrant » (la migrance étant un terme québécois, différent de celui de l’errance), ce roman avance également le concept de négritude, celui de deux Haïtiens et de leur américanité dans le contexte du Québec, qui est pour ces deux personnages une terre d’accueil. Leopold Sedar Senghor (1977 : 90) définit la Négritude comme « l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie et les oeuvres des Noirs ». D’ailleurs, Laferrière emploie fréquemment le terme de « Nègre », notamment dans quelques titres de chapitre (Le Nègre narcisse, le Nègre nostalgique, le Nègre bonze, le Nègre cartésien, le Nègre freudien, le Mao Nègre, etc.), sans doute pour mettre en valeur l’image du concept, mais aussi pour briser les stéréotypes qui l’entourent. En marge de la société et des jeunes chômeurs, le passe-temps favori des deux protagonistes consiste à « baiser l’inconscient d’une fille de Westmount » (1985 : 87), c’est- à-dire à draguer les jeunes filles blanches. À travers ces conquêtes, on y aborde la question raciale et les rapports entre deux races qui rappellent parfois un règlement de comptes coloniaux.

 

3.   La résistance à la traduction

Selon Ricoeur (2004), la traduction fait face à une résistance qui se manifeste par la sacralisation de la langue maternelle chez le lecteur et le refus  de l'épreuve de l'étranger. Le terme de résistance est pris ici au sens psychanalytique du terme « pour dire ce refus sournois de l’épreuve de l’étranger de la part de la langue d’accueil » (Ricoeur, 2004 : 10). Ainsi, la « langue de l'étranger » ou langue cible oppose une double résistance où plane, avant même de commencer à traduire, une présomption de non-traduisibilité, puis  des  plages  d'intraduisibilité,  notamment  dans  les  textes  littéraires  et poétiques. Ces plages parsèment le texte et surgissent au niveau du découpage de divers champs (syntaxique, sémantique, connotatif, culturel, etc.) qui, même s’ils ne sont pas toujours superposables, reçoivent un équivalent dans la langue cible. « C’est à ce complexe d’hétérogénéité que le texte étranger doit sa résistance à la traduction et, en ce sens, son intraduisibilité sporadique » note Ricoeur (ibid. : 13). Peut-on donc dire ou prétendre dire la même chose dans deux langues et deux cultures différentes ? L’identique (syntaxique, sémantique, connotatif, culturel, etc.) ou l’idéal d’une traduction parfaite existent-ils dans l’autre langue ?

À ce découpage s’ajoutent d’autres éléments comme, dans le roman de Laferrière, la vision d’un monde, les valeurs américaines et haïtiennes, mais aussi la culture, la littérature et l’histoire d’un autre continent. La recherche et l’usage de termes équivalents sont-ils suffisants pour rendre ce découpage ? En effet, même si les mots sont traduisibles, quand est-il des différences de réalités, d’identité ou de message culturel ?

D’autre part, nous remarquons que le roman de Laferrière comporte de nombreux noms propres, c’est pourquoi nous abordons le problème de leur traduction à partir d’une étude de corpus afin de vérifier leur (non)traductibilité. Par ailleurs, l’écrivain utilise, tout au long du roman, un langage cru. Son texte est riche en lexique argotique, un autre cas limite en traduction. Or, les mots argotiques sont souvent connotés et cette connotation peut provoquer un glissement de la traduction par rapport au texte original. De même, les termes vulgaires et érotiques (que nous qualifions de libertins), présents dans le roman de Laferrière, prennent un caractère transgressif, notamment lorsqu’ils se réfèrent à des choses prohibées par la société ou rendues tabous. Le traducteur peut alors se heurter à des problèmes d’ordre éthique ou moral lorsque les moeurs sont différentes ou lorsqu’il existe des tabous qui varient d'une culture à l'autre. Le vocabulaire argotique et libertin est-il donc traduisible ? Le traducteur dispose-t-il toujours d’un équivalent dans la langue et culture cible ? Ou bien est-il préférable d'adapter le lexique impudique, par choix personnel ou en fonction des moeurs et de la culture de l’Autre ? Enfin, peut-on traduire une oeuvre littéraire, un roman à succès, d’un académicien célèbre, sans tomber dans la grossièreté ou la vulgarité gratuite ?

Ainsi, nous nous attacherons, dans la suite de cet article, à souligner et vérifier, à partir de la traduction slovène du roman de Dany Laferrière, le caractère (non)superposable et l’équivalence présumée en traduction de deux cas de résistance : d’une part, la traduction des noms propres (Nprs) ; d’autre part, celle du vocabulaire argotique et libertin.

 

4.   À propos du nom propre et sa traduction

L’idée largement répandue selon laquelle les Nprs ne se traduisent pas n’est pas récente. À ce sujet, George Moore notait déjà que « Tous les noms propres, quelque imprononçables qu’ils soient, doivent être rigidement respectés » (Moore in Ballard, 2001 : 11). Dans le cadre de la traduction, une catégorisation du nom propre (Npr) est utile pour vérifier son traitement applicatif. Ainsi, afin de confirmer l’(in)traduisibilité du Npr, il nous a paru nécessaire d’établir une typologie. Cela nous a permis de vérifier si les Nprs sont des éléments qui traversent la version slovène sans grande modification ou, au contraire, si la traductrice a recours à l’adaptation.

 

4.1.   Catégorisation du Npr

De nombreux auteurs (respectivement Pulgram, 1954, 20 ; Algeo, 1973 : 20 ; Lehrer, 1994 : 337) soulignent qu’il ne semble pas exister de civilisations qui n’aient recours à l’utilisation des Nprs dans l’acte de communication. Pour Saussure (1971 : 237), ce sont des « mots isolés (…) qui ne permettent aucune analyse et, par conséquent, aucune interprétation de leurs éléments ; aucune création concurrente ne surgit à côté d’eux ». Tous s’accordent donc pour considérer les Nprs comme particuliers. Ainsi, Godzich (Godzich in Yaguello, 1981 : 95) constate que les Nprs « comportent des sèmes de genre, d’exotisme, d’origine régionale, d’appartenance à une classe sociale donnée, de rareté (…) ». Enfin, les Nprs possèdent plusieurs emplois ou fonctions.  Pour  Jonasson (1994, 16-17), ils sont omniprésents et indispensables à la communication. Ils nous permettent « d’isoler des entités uniques et spécifiques, en nommant des particuliers perçus à l’intérieur des catégories établies. Ils nous aident à structurer et à mémoriser un savoir spécifique à côté du savoir général systématisé par les catégories conceptuelles. »

La classe des Nprs étant hétérogène, une classification s’est imposée. Nous avons ainsi regroupé les diverses typologies du nom propre (Molino, 1982 ; Jonasson, 1994 ; Bauer, 1985 ; Allerton, 1987 ; Le Pesant, 2000 ; Grass et Maurel, 2004, etc.) en cinq catégories :

-   Les anthroponymes sont les représentants les plus caractéristiques de la classe des Nprs (Molino, 1982 et Jonasson, 1994). Ils représentent des traits humains (noms de personnes ou de personnages). Ils sont divisés en deux sous-classes : les anthroponymes individuels ayant pour référent un seul individu (patronymes, prénoms, pseudonymes, noms affectifs, noms de divinités, de personnages mythologiques ou fictifs) ; et les anthroponymes collectifs qui ont pour référents deux individus ou plus (ethnonymes et gentilés, noms de dynasties, etc.).

-   Les ergonymes (Bauer, 1985 ; Grass, 2000 et 2002) sont des traits inanimés qui définissent les noms d’artefacts ou d’objets, de produits ou de marques (appellations commerciales), les objets et les produits manufacturés, les oeuvres et leurs titres (roman, théâtre, tableau, film, musique, etc.), les noms d’établissements d’enseignement et de recherche, les noms de marques.

-   Les toponymes sont des traits locatifs qui regroupent les Nprs ayant le lieu pour trait primaire (Le Pesant, 2000). Les noms de lieux comprennent des toponymes naturels et des toponymes artificiels, délimités ou construits par l’être humain : noms de pays et groupements de pays, régions, villes et villages, voies, édifices, installations militaires, microtoponymes,  hydronymes, géonymes, oronymes, astronymes.

-     Les pragmonymes sont des traits événementiels (noms d’événements) qui regroupent les phénonymes (phénomènes météorologiques, référents astronomiques) et les praxonymes (faits historiques, maladies, événements culturels), mis en évidence par Bauer (1985). Ils désignent ainsi les noms d’événements ou de catastrophes (naturelles ou non) qui ont marqué la mémoire collective : les fêtes, les manifestations artistiques ou sportives, noms d’événements historiques ou politiques, naturels et récurrents.

Partant de cette typologie générale, nous constatons que le roman de Laferrière comporte essentiellement des ergonymes (56%), notamment des titres d’ouvrages et de musique, puis des anthroponymes (33%) et des toponymes (11%), mais pas de pragmonymes. Parmi les ergonymes, on compte essentiellement des Nprs qui désignent des oeuvres ou des titres (57%) ; des institutions et organismes (24%) ; des magasins, bars ou restaurants (15%) ; des aliments, boissons ou autres produits (4%). Les anthroponymes comprennent les patronymes et surnoms (49%) ; les ethnies (23%) ; les religions (18%) et les mouvements culturels (10%). Enfin, les toponymes sont représentés uniquement par les noms de rues et de places.

 

4.2 Les tendances traductives du Npr

En général, le Npr ne se traduit pas parce qu’il « renvoie directement à un objet extralinguistique (individu, lieu, référent culturel) spécifique et unique, c’est-à- dire que c’est un désignateur rigide, qui, en principe, ne représente pas de façon abstraite son référent… » (Ballard, 2003 : 169). Pour notre part, nous notons que la grande majorité des Nprs sont traduits, tout au moins partiellement, en slovène. Nous pouvons ainsi nuancer l’affirmation qui consiste à les considérer comme non-traductibles ou intraduisibles.

L’oeuvre de Dany Laferrière comporte un nombre important d’ergonymes. Les noms d’institutions et d’organisations ainsi que les noms d’entreprises et de bars sont traduits par des expressions équivalentes (National Art Center est traduit par Narodni center umetnosti) ou un emprunt (on garde, p.ex. Toronto Maxey Hall) ou encore les deux (Théâtre du Nouveau Monde donne gledališče v Nouveau Monde), à l’exception du terme « Establishment » traduit en slovène par « Univerza » (l’Université). Or, l’anglicisme « Establishment » renvoie à un organisme ou une nomenclature. La traductrice slovène a choisi de l’adapter. Même  si  un  lien  est  perceptible  entre  les  termes  « nomenclature »  et « université », nous constatons que les réalités sont différentes. Le premier est

une instance de classification, tandis que le second est un ensemble d’établissements  bien  précis.  De  même,  le  « collège  Dawson »  traduit  par

« srednja šola v Dawsonu » se réfère à un système éducatif bien différent. En effet, le collège est l'appellation courante au Canada d’un établissement post- secondaire, et non pas secondaire comme la traduction slovène le laisse entendre. Ces deux systèmes ne sont donc pas transposables. En outre, on relève une quarantaine de titres, d’oeuvres musicales et surtout littéraires, traduits par leurs titres officiels (Le Commis voyageur d’Arthur Miller est traduit par Smrt trgovskega potnika), par une traduction mot à mot pour la mise en abyme (un roman dans le roman) du Paradis du Drageur Nègre qui est traduit par Raj zamorskega osvajalca, ou par un emprunt lorsque la traductrice choisit de garder le titre original (Lullaby of Birdland).

Les anthroponymes sont en deuxième position. La majorité des patronymes fictifs est traduite (Bouba par Buba ; Miz Sundae par Mis sadne kupe ; Miz Cover-girl par Mis z Naslovnice), à l’exception des Nprs célèbres comme Freud, Allah, etc. Les Nprs qui désignent une race, une nation sont traduits, au moins en partie, par un terme équivalent (Latinos par Latinosi ; Black Panthers par Črni panterji) ou explicités (un jeune Sudiste par mlad privrženec neodvisnega Juga ; les Vèvès du vaudou par vudujski kozmični simboli vere ; La période de Négritude par obdobje rojstva gibanja Négritude).

Les toponymes désignant des rues sont aussi partiellement traduits (rue Sainte-Catherine par ulica Sainte-Catherine), à l’exception de « Négroville » qui est traduit littéralement. Nous notons que le terme « Négroville », présent dans le roman de Laferrière, est déjà utilisé par Chester Himes dans son ouvrage Mamie Mason (1962) pour décrire les ghettos noirs aux États-Unis. Dans le roman de Laferrière, la traductrice slovène l’a rendu par « Zamorsko mesto » (en français, la ville nègre). Or, le terme slovène s’applique surtout aux villes européennes comme la ville portugaise de Grandola ou encore la capitale Paris, considérée comme « na pol zamorsko mesto », c’est-à-dire une ville dont la moitié de la population est noire. Ainsi, la traduction fait, de nouveau, place à des réalités différentes. La première renvoie aux quartiers des hautes spécificités ethniques aux États-Unis, tandis que la seconde se rapporte à l’immigration en Europe. Enfin, la traductrice utilise parfois un emprunt partiel en ne traduisant que le terme générique, tandis que l’autre composant garde son empreinte étrangère. Ainsi, les noms de place sont généralement explicités (Métro Place des Arts par Postaja podzemne Place des Arts).

Par conséquent, le Npr présente bien une résistance à la traduction. Il est toutefois nécessaire de nuancer l’affirmation selon laquelle il ne peut pas être traduit. Nous constatons que les Nprs traduits en slovène concernent essentiellement les titres de roman, les patronymes fictifs et les noms d’institution. La plupart des ergonymes, entérinés par l’usage, sont donc traductibles. D’une manière générale, les anthroponymes sont aussi des traits traductibles puisqu’ils sont convertis sans grande altération. En revanche, les toponymes sont intraduisibles. Ils sont marqués par l’absence d’un terme ou d’une expression équivalente dans la langue cible. La traductrice a ainsi choisi de les expliciter, tout en gardant l’emprunt, pour combler cette absence. Enfin, la traductrice a eu très peu recours à l’adaptation pour traduire les Nprs.

 

5.   La traduction du vocabulaire argotique et libertin

La traduction des cas limites oblige le traducteur à se poser nombre de questions. Il rencontre, avant même de commencer, une résistance au travail de traduction ainsi que la présomption de non-traduisibité, une expression que nous empruntons à Ricoeur (2004). Les mots et expressions argotiques et libertines font aussi partie des cas limites. Nous considérons le vocabulaire libertin comme un sous-groupe de l’argot. C’est à travers ces cas que les divergences entre les langues deviennent les plus saillantes. Comme pour la traduction du Npr, le traducteur est limité dans son choix et sa recherche d’équivalents. Toutefois, notre approche quant à la traduction du lexique argotique et libertin sera différente. Le Npr est en effet un référent grammatical déterminé et généralement unique, tandis que l’argot est un sociolecte qui se réfère à un vocabulaire certes particulier, mais non unique, puisqu’il est parlé par un groupe social déterminé. Il s’agit donc de constater l’écart langagier et sa traduction. Le registre de langue familier et populaire étant présent dans les deux langues, nous supposons que le vocabulaire argotique et libertin est traduisible. Nous avons donc vérifié si la traductrice slovène a choisi de rendre un terme ou une expression argotique en utilisant le même registre de langue.

 

5.1   La traduction des expressions familières et de l’argot français

La définition courante de l'argot est avant tout une définition historique. D’après le Trésor de la langue française, l’argot était la langue des malfaiteurs. Il désignait l’ensemble des gueux, bohémiens, mendiants professionnels et voleurs. Au cours des siècles, les acceptions se sont multipliées. On parle d’ailleurs souvent d’argots (au pluriel) ou de « parlures argotiques », pour reprendre l'expression de François-Geiger et Goudaillier (1991).

Plusieurs définitions ont été élaborées notamment au cours du XXe siècle. Pour Guiraud, l'argot est défini comme un signum linguistique, « un signum de classe, de caste, de corps » (1956 : 97), une certaine façon de parler par laquelle l'individu et le groupe se distinguent (ibid. : 102). L’argot est également devenu une « langue refuge, emblématique, la langue des exclus, des marginaux ou de ceux qui se veulent tels, en même temps qu'une façon pour certains de marquer leur différence par un clin d'œil linguistique » (Calvet 1994

: 9). Le Dictionnaire de linguistique désigne l'argot comme « un dialecte social réduit au lexique de caractère parasite (dans la mesure où il ne fait que doubler, avec des valeurs affectives différentes, un vocabulaire existant), employé dans une couche déterminée de la société qui se veut en opposition avec les autres » (Dubois, Giacomo & al., 2002 : 48). Enfin, l’argot est un langage ou un vocabulaire particulier qui se crée à l'intérieur de groupes déterminés et par lequel l'individu affiche son appartenance au groupe. C’est donc un phénomène lexical, mais aussi une ressource stylistique. Or, si toute langue possède une dimension argotique (Goudailler, 2002 : 5), la diversité des sociolectes n’est pas la même dans deux langues : ainsi, le slovène ou l’anglais ne connaissent pas l’exact équivalent de ce qu’est l’argot français. De fait, les écarts entre langues standards sont bel et bien présents.

L’argot utilisé par Dany Laferrière est celui d’un certain milieu, le milieu des jeunes et plus particulièrement des jeunes noirs vivant au Canada. Ce langage est marqué par des spécificités souvent lexicales (p.ex., « T’as pas peur qu’elle se balance une bonne fois ? » pour « Tu n’as pas peur qu’elle se suicide une bonne fois pour toutes ? »). On note que le vocabulaire est limité et essentiellement oral ; les expressions grossières sont fréquentes (Bouddha de mes fesses) ; les mots sont souvent connotés négativement (le Nègre). Le niveau de familiarité et de vulgarité est apparemment un effet recherché par l’auteur afin d’attirer l’attention sur son premier roman.

D’une manière générale, la traductrice a traduit les expressions familières et les termes argotiques par une expression slovène équivalente ou semi-équivalente (piquer un bouquin pour sunit knjigo (= piquer un livre) ; foldingue pour usekana). Nous notons toutefois que les expressions slovènes n’ont pas la même intensité (cette saloperie de croix pour posrani križ) ou n’appartiennent pas au même registre (Merde, alors est traduit par Hudiča ; Fous-moi la paix par Mir mi daj ; assez gogo par lahkoveren). Malgré ces divergences, le choix de l’expression cible apparait comme naturel. Dans l’exemple cité précédemment, l’équivalent slovène du mot « merde » existe, mais on ne l’utilisera pas dans le même contexte, ce qui explique le choix de la traductrice : elle lui préfère l’équivalent

« hudiča » qui correspond à l’expression « par le diable ». Les deux autres expressions « daj mi mir » et « lahkoveren » se rapportent respectivement au registre populaire et courant, mais non argotique pour le slovène.

Par conséquent, la traductrice s’est attachée à traduire les termes et expressions argotiques en slovène. Dans la majorité des cas, l’équivalent argotique n’existant pas dans la langue cible, la traductrice a opté pour un terme au sens équivalent, bien qu’issu d’un autre registre, courant ou populaire, donc non argotique. Nous confirmons que l’argot est un cas limite qui oppose une résistance à la traduction. Il s’agit bien là d’un problème d’intraduisibité puisque la langue cible ne possède pas l’équivalent exact du terme argotique source et de non-traductibilité puisque l’argot français ne peut être converti en slovène sans altération.


5.2   La traduction du vocabulaire libertin

Selon Bruant (1905), le langage populaire, voire vulgaire, est un marqueur d’identité qui peut choquer la bienséance et la pudeur. Les termes et expressions argotiques à connotation sexuelle font amplement partie du roman de Laferrière, non pas sous la forme d’injures, mais sous la forme d’un lexique érotique et vulgaire que nous qualifions de libertin. En effet, le roman, écrit sous la plume du deuxième académicien noir élu à l'Académie française après Léopold Sédar Senghor, comprend des débats à caractère sexuel et un langage sexuellement connoté (bander, s’envoyer en l’air, baiser, etc.). Les descriptions à connotation sexuelle sont explicites et les scènes érotiques, décrites dans le roman, peuvent parfois heurter la bienséance. L’usage de ce lexique libertin exprime sans doute une volonté de dépréciation et de provocation de la part de l’écrivain. Par ailleurs, le lexique libertin est présent non seulement dans le texte, mais aussi dans les titres de certains chapitres : au chapitre VIII (Et Voila Miz Litterature qui me fait une de ces pipes), au chapitre XIV (Comme une fleur au bout de ma pine nègre), au chapitre XXI (Le poète nègre rêve d’enculer un bon vieux stal sur la perspective Nevsky) et au chapitre XXII (Le pénis nègre et la démoralisation de l’Occident).

D’une manière générale, il s’agit de traduire un écart langagier susceptible de choquer. Mais, cet écart langagier est-il traduisible ? En effet, les visions du monde étant différentes, tous les mots ne sont pas acceptables. Il est parfois délicat de traduire le vocabulaire libertin, en tout cas avec la même intensité. C’est peut-être la raison pour laquelle la traductrice Ana Prislan a choisi de raccourcir le titre slovène en ne traduisant pas le dernier segment du titre du roman « sans se fatiguer ». Par ailleurs, si la traductrice a utilisé des expressions familières pour traduire l’argot, atténuant de ce fait la rudesse de certains propos de Laferrière, nous notons qu’il n’en est pas de même pour la traduction du vocabulaire libertin. La traductrice slovène a su discerner l’intensité des propos à caractère sexuel et a choisi de les traduire, dans la majorité des cas, textuellement : par exemple, pour les titres des chapitres cités précédemment, nous avons au chapitre VIII (Glede Mis književnosti, ki mi ga vleče), au chapitre XIV (Kot cvet na mojem zamorskem storžu), au chapitre XXI (Zamorski pesnik sanja, da bi nategnil starega stalinista na Nevskem prospektu) et au chapitre XXII (Zamorski penis in poraz zahoda). Parfois, certains éléments lexicaux ou phraséologiques n’atteignent pas le même degré de grossièreté ou encore le choix de l’équivalent approprié est moins intense (storž pour pine). Par conséquent, la traduction slovène n’est pas plus pudique que l’original puisque les termes sexuellement connotés ont été traduits. On en conclut que, contrairement au vocabulaire familier, populaire et argotique, le slovène possède une force expressive équivalente du français quant au vocabulaire libertin. 

Considérant le vocabulaire libertin comme un sous-groupe de l’argot, on aurait pu supposer que le résultat était le même. Or, ce n’est pas le cas. Nous constatons que le vocabulaire libertin est traduisible puisque le slovène possède, dans la majorité des cas, un terme ou une expression équivalente. Il est également partiellement ou semi-traductible puisque les termes français ont été convertis en slovène sans grande altération.

 

5. En guise de conclusion

L’univers culturel haïtien et québécois étant complètement étranger à la Slovénie, c’est par l’entremise de la traduction que ces univers, qui peuvent paraitre exotiques en Europe, entrent en relation et permettent la rencontre de réalités linguistiques et culturelles différentes.

Certaines résistances à la traduction apparaissent dans le roman de Laferrière. L’une des tâches du traducteur consiste à faire place à lʼétranger dans la langue maternelle malgré les plages d’intraduisibité parsemées à travers le texte. Nous avons vu que certains noms propres ont été traduits par un terme équivalent, d’autres sont traduisibles par le biais de l’explicitation. L’argot, en revanche, semble poser de plus grandes difficultés en traduction : d’une part, par faute d’équivalent, dans notre cas en slovène, d’autre part les réalités ne sont pas transposables. L’impossibilité de traduire à la lettre le vocabulaire argotique donne ainsi lieu à des termes et expressions comparables, mais issus d’un registre différent. L’argot français est, de ce fait, une variété sociolectale sans équivalent direct en slovène, dans la grande majorité des cas. Enfin, la traductrice n’a pas tenté d’atténuer la rudesse du langage de Laferrière : les mots grossiers et le langage libertin ont été traduits par des équivalents, même si on note parfois des divergences d’intensité. D’une manière générale, la traductrice slovène s’est appliquée à rester fidèle au texte source, elle évite l’adaptation à la langue de l’étranger, tout en considérant l’Étranger dans son altérité. Les pertes restent, malgré tout, inévitables, mais le traducteur a-t-il vraiment le choix ?

 

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