Pour l’affirmation socio-économique de la langue maternelle haïtienne

Propos recueillis par : Cyprien L. Gary - Publié le 2018-02-21 | Le Nouvelliste

A l’occasion de la journée mondiale des langues maternelles, commémorée le 21 février de chaque année depuis l’an 2000, le Nouvelliste publie un entretien avec le traducteur Frantz Gourdet sur la thématique du renforcement des langues maternelles.

Le Nouvelliste (L.N.) - : Cette année le thème retenu par l'ONU pour la journée internationale des langues maternelles est : « Préservation de la diversité linguistique dans le monde et promotion du multilinguisme en vue de réaliser les objectifs de développement durable ». Par son pro-bilinguisme résolument anticipatif, la formation en méthodes de traduction que vous codirigez avec le doyen Renauld Govain à la Faculté de Linguistique Appliquée de Port-au-Prince s’inscrit bien depuis le printemps 2017 dans cette perspective. Pouvez-vous nous en parler ?

Frantz Gourdet (F.G.) - : L’association LEVE et l’Université d’État d’Haïti réalisent conjointement en effet un programme de formation en techniques de traduction qui vient outiller en quelque sorte une quête de cohésion sociale et de développement. Notre quête s’appuie sur la double promotion de nos langues officielles que sont l’haïtien et le français car réhabiliter la langue maternelle majoritaire et lui donner enfin la place qu’elle mérite en tant que moteur de partage et d’intelligence ne signifie nullement exclure à son tour le français. Notre programme de formation prépare la transmission progressive du patrimoine intellectuel mondial aux haïtianophones au moyen de traductions d’excellente qualité, traductions mises en vis-à-vis des versions françaises correspondantes. Nous planifions de créer pour cela un important contingent de traducteurs spécialisés dans la combinaison linguistique français-haïtien pour accélérer ce mouvement de « capture créole » de la connaissance universelle mais aussi pour que l’expérience se poursuive par relais successifs, qu’elle s’amplifie même à travers les générations.

En termes de « livrables », nous éditons et nous éditerons de nombreuses ressources bilingues dont la rareté actuelle entrave le développement et l’éducation en Haïti ; nous visons aussi à publier des supports de cours liés au programme de formation lui-même ; à capitaliser également les choix effectués par l’intelligence collective à la fois des professeurs et des étudiants lors de la conception des ouvrages traduits en publiant des dictionnaires, des supports didactiques scolaires mais aussi des recueils de recommandations du « bon usage » des deux langues officielles du pays sous un angle contrastif. Il est finalement prévu de réviser à un rythme régulier l’ensemble de ces publications dans une démarche d’amélioration continue, permanente.

L.N. : Quels sont les objectifs chiffrés de cette opération ?

F.G. : Le challenge est de produire environ mille six cents titres bilingues sur environ dix ans et de les divulguer sous forme d’ouvrages en mode « miroir » de manière à démocratiser le français tout en enrichissant massivement la bibliothèque globale du créole haïtien. Mais il n’est absolument pas exclu de combiner le créole avec toute autre langue ou culture humaine.

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L.N. : Mille six cents livres… N’est-ce pas là un objectif trop ambitieux pour Haïti lorsque l’on sait que, pendant plus de deux siècles, nous n’avons même pas pu atteindre une vingtaine d’œuvres de la littérature mondiale traduites en créole haïtien y compris vos propres traductions de Saint-Exupéry, de Camus et de Laferrière ?

F.G. : Toutes les « grandes » civilisations se sont appuyées et s’appuient sur la traduction des langues du monde dans leurs propres langues maternelles. La civilisation occidentale a d’abord été grecque, puis latine, hébraïque, romane, germanique, anglo-saxonne traduisant tous azimuts. L’allemand a véritablement atteint son statut de langue à partir de la traduction de la Bible par Luther. L’Allemagne a été en 2012 la première nation à traduire plus de 10 000 (dix mille) œuvres littéraires étrangères dans sa langue, suivie par la France en 2015 pour ses traductions en français en hausse annuelle de 10% depuis. On annonçait le chiffre très précis de 12 476 œuvres traduites en français pour la seule année 2017. Alors, mille six cents livres sur dix ans c’est vraiment peu même en tenant compte de la différence de population et de situation économique des deux pays. Changer les choses nous demande énormément de travail. Cela nous demande également de nous tourner vers l’avenir et non vers notre unique gloire et épopée passée, encore moins de nous recroqueviller sur nos échecs qui, eux, sont multiples. Sortir de notre condition de peuple économiquement en difficulté nous demande non pas de nous diluer dans la masse des autres peuples, mais de nous ouvrir aux autres tout en nous reconcentrant sur nous-mêmes et en nous auto-réévaluant à la hausse, non plus seulement individuellement mais collectivement, en tant que peuple. Nous pouvons y arriver en traduisant pour nous ce que l’humanité a de meilleur à offrir. En nous en nourrissant également et, finalement, en nous fortifiant par la voie éducative et normative classique en privilégiant la base la plus opprimée de notre propre peuple. Cela n’est possible qu’avec l’affirmation socio-économique préalable de la langue maternelle majoritaire haïtienne : le créole.

L.N. : Quels sont les domaines concernés par votre programme ?

F.G. : Citons l’amélioration de l’éducation, l’appui au respect des droits linguistiques des citoyens, le renforcement du bilinguisme, la démocratisation du français, la lutte contre la décréolisation du créole mais aussi contre la créolisation syntaxique du français. L’opération apparait comme une contribution indispensable au développement économique et social d’Haïti. Elle concerne bien évidemment l’animation culturelle de notre société. C’est également un exemple d’application concrète de la recherche scientifique haïtienne, très avancée en linguistique, au monde de l’édition et de l’enseignement.

L.N. : Ce programme s’étend sur quelle période ?

F.G. : Le programme se déroule de mai 2017 à mai 2027. Il porte sur une dizaine d’années et concernera de ce fait au moins une dizaine de promotions de traducteurs.

L.N. : Outre l’exemple significatif des grandes nations qui traduisent en force et en permanence, pouvez-vous partager avec nous d’autres constats à l’origine de votre démarche ?

F.G. : Haïti se retrouve face à l’immense défi d’ancrer son bilinguisme dans le quotidien de tous ses ressortissants, de passer de la déclaration d’intention à la réalité. C’est la suite logique de la promulgation de l’alphabet du créole haïtien le 31 janvier 1980 ainsi que de la co-officialisation au côté du français de cette langue maternelle majoritaire par la Constitution de 1987. Il nous faut donc enseigner les deux langues, dans les deux langues. Pour être cohérents et conséquents en matière de politique linguistique, il nous faut également réussir à produire les documents légaux, administratifs, pédagogiques, commerciaux etc… non seulement en français mais également en créole haïtien, l’unique langue parlée par tous les Haïtiens.
Ainsi, les citoyens exclusivement haïtianophones pourront enfin tirer bénéfice des informations et connaissances que véhiculent ces documents pour leur développement personnel et celui de la nation.
L’État a donné l’exemple, le 4 décembre 2014, en respectant les dispositions de l’article 213 de la Constitution, créant l’Académie du Créole Haïtien. L’Académie a émis sa première résolution le 1er juin 2017. Mais avant même ces recommandations de standardisation orthographique ou syntaxique, tout un chacun pouvait (et peut encore en en attendant d’autres) coopérer à relever le défi dans sa sphère de compétence propre. C’est dans cette perspective que LEVE s’est alliée, début 2017, à l’Université d’Etat d’Haïti afin de proposer une formation en techniques de traduction tournée vers la réflexion sur notre langue et le travail de production collective d’œuvres à visée normative.

L.N. : Mais existe-t-il un réel besoin de la communauté pour le créole ? Pourquoi ne pas tabler plutôt sur le français voire l’anglais ou l’espagnol pour toute la population ?

F.G. : Et pourquoi pas le chinois pendant qu’on y est ? Vous savez… deux siècles d’enseignement dispensé en français n’ont pas réussi à faire d’Haïti une nation à dominante francophone. Une des causes de cet échec est sans doute le mépris dans lequel cet enseignement a longtemps tenu le créole, la langue maternelle majoritaire, lui refusant même le statut de langue. On peut bien sûr aussi retenir l’incapacité nationale, depuis 1820, à constituer un large corps enseignant maîtrisant suffisamment le français pour le transmettre à grande échelle de manière efficace et pérenne. Une dernière hypothèse serait que l’âme collective haïtienne est historiquement et viscéralement rebelle à toute forme hautaine d’impérialisme, culturel ou autre. Elle s’oppose donc à l’acculturation sans révision identitaire souveraine et sans aucun partage que constituerait l’adoption exclusive de la langue coloniale. Il est certes manifeste et paradoxal que, de la naissance de l’école haïtienne jusqu’à la réforme éducative de 1979, l’intelligentsia issue de cette école a perpétué la négation du créole en tant qu’outil de transmission du savoir. Mais les choses changent enfin. Elles doivent s’accélérer. Depuis de nombreuses années une multitude d’études a fait la démonstration que lire un texte dans sa langue maternelle favorise sa compréhension. Mais, le recours au créole haïtien comme langue d’enseignement à côté du français se heurte à une nouvelle difficulté : le manque de matériels pédagogiques et aussi d’œuvres littéraires ainsi que la quasi inexistence d’ouvrages scientifiques ou techniques créés ou traduits en créole haïtien.

L.N. : Et votre programme de formation et de publication vise à y remédier ?

F.G. : Oui, c’est en tout cas un bon levier d’amélioration de la situation actuelle. Des travaux réalisés en didactique des langues ou en sociolinguistique en Haïti montrent clairement que le chemin le plus court du peuple haïtien vers le français mais aussi la voie la plus directe vers l’énorme capital des ressources culturelles, techniques et scientifiques universelles passe par la langue maternelle majoritaire haïtienne. Il faut amener le monde aux haïtiens et non subir perpétuellement l’inverse, en sous-estimant la puissance de notre langue ou en négligeant les impacts négatifs sur notre développement de la perte hémorragique permanente qui nous saigne au cœur même de notre identité de peuple. Des millions de bras et de cerveaux laissés en jachère et dont une certaine élite préfère exploiter l’ignorance ainsi que la prudente et toute relative docilité qui en découle, plutôt que la capacité massive à innover et à créer des richesses pour le bien commun que représenteraient ces mêmes cerveaux bien préparés. L’atteinte de l’objectif d’enrichissement accéléré de la bibliothèque globale de l’haïtien contribue à notre indispensable ouverture sur le monde tout en nous enracinant chez nous, elle nous fait voyager très loin sans fuir obligatoirement notre réalité, nous donnant même les moyens de la transformer. L’atteinte de cet objectif requiert la formation d’un large contingent de traducteurs. Elle nécessite également de s’associer une structure d’édition et de distribution des ouvrages créés. Et c’est justement ce que réalise actuellement notre programme.

 

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